Rencontre avec Philippe Bihouix, grand témoin du 9e Congrès International du Bâtiment Durable
Le 9ème Congrès interNational du Bâtiment Durable, dont Planète Bâtiment est partenaire, se tiendra du 6 au 8 octobre 2021 en ligne et en semi-présentiel dans le Grand Est, en Allemagne et en Belgique. Il est organisé cette année par le Réseau National du Bâtiment Durable, Envirobat Grand Est, Cluster Eco-construction, Architektenkammer des Saarlandes.
« Toutes les idées sont intéressantes en soi, mais elles ne sont pas à l’échelle ».
Auteur de plusieurs ouvrages sur la question des ressources non renouvelables et des enjeux technologiques associés1, Philippe Bihouix, aujourd’hui directeur général d’Arep, a travaillé en tant qu’ingénieur-conseil ou dirigeant dans différents secteurs industriels, en particulier les transports et la construction.
Il introduira le cycle de conférences et les ateliers du 8 octobre « Adaptation au changement climatique, confort d’été, risques naturels, biodiversité, 2050 : la vie en ville, en ville diffuse et en campagne ». Sa vision risque de bousculer bien des intervenants. En avant-première pour Planète Bâtiment, il dévoile les grandes lignes de son intervention.
Densité, technologie, économie circulaire, éco-construction, rénovation énergétique… Vous allez dresser un constat sévère de la situation et émettre des réserves sur les capacités du secteur à relever les défis ?
De mon point de vue, les dispositifs qui se mettent en place pour réinscrire le secteur du bâtiment dans les « limites planétaires » (climat, énergie, ressources) risquent d’être insuffisants. Prenons le fantasme de la « smart city », cette ville enrichie technologiquement, où capteurs et intelligence artificielle permettraient d’optimiser les flux de personnes, son métabolisme, les dépenses énergétiques, etc. D’abord, on pourrait questionner nos capacités réelles à déployer et généraliser de tels systèmes, suffisamment rapidement ; ensuite, cela engendrerait une consommation insoutenable de ressources rares, difficilement recyclables, par la multiplication des objets connectés dans les habitations et les espaces publics ; enfin, le rapport « coûts / bénéfices » est loin d’être évident, avec le développement, en arrière-plan, des équipements numériques pour le stockage et le traitement des données. Autre exemple avec l’économie circulaire, qui est un peu la tarte à la crème. Bien sûr, il est possible de progresser dans le recyclage, le réemploi… Malheureusement, la réalité montre que le réemploi est très compliqué à mettre en œuvre, pour des raisons économiques (coût de la récupération, du stockage), organisationnelles, voire réglementaires ou assurantielles. Quant au recyclage, celui-ci est souvent limité et inefficace pour « boucler les cycles » : les mélanges de matériaux engendrent presque inévitablement un downcycling, comme pour les aciers, les verres, etc. qui rejoignent des utilisations moins nobles.
Il y a quand même quelques avancées : par exemple le béton avec le projet Recybéton ?
Oui, naturellement, et il faut continuer à porter l’effort sur ces sujets, mais cela reste marginal pour l’instant et il y a quand même une « dégradation » de la fonctionnalité, les granulats ne sont techniquement pas utilisables comme ceux sortant de carrière. Et lorsque le béton est broyé, deux éléments ne peuvent être récupérés : le sable et le ciment. Certes, ces démarches peuvent réduire un peu les consommations de ressources et éviter l’ouverture d’une carrière supplémentaire. Toutes ces idées sont intéressantes en soi, mais elles ne sont pas à l’échelle.
Un problème d’échelle que vous soulevez également dans la l’écoconstruction et la rénovation ?
La réglementation s’enrichit (RE2020 ndlr), privilégiant les bâtiments écoconstruits. Pour autant, leur réplicabilité et le passage à grande échelle vont être difficiles. Il y a un problème de ressources. Construire en bois, de plus en plus haut, c’est très bien pour économiser le carbone. Mais si nous voulons continuer à (éco)construire autant de logements, d’immeubles de bureaux, d’entrepôts… j’ai peur que le bois des forêts européennes n’y suffise pas ! Concernant la rénovation thermique, tout le monde plébiscite les grands programmes, mais suivre le rythme est une autre affaire. Si l’on doit rénover 20 millions de logements et que seuls 200 ou 300 000 le sont chaque année, il va nous falloir de l’ordre d’un siècle… Et nous n’avons pas tout ce temps !
Quant à la densification, bien sûr une ville dense consomme moins d’espace ; les transports en commun, mieux remplis, coûtent donc moins cher et s’avèrent plus rentables pour les collectivités… Mais, il y a aussi des effets pervers : par exemple plus les métropoles se densifient, plus les habitants souhaitent une résidence secondaire.
C’est-ce que vous appelez l’effet rebond ?
Oui. A chaque fois que l’on crée de l’efficacité, nous provoquons aussi une augmentation des besoins, et continuons à augmenter globalement la facture environnementale. Par exemple, dans les bâtiments rénovés et mieux isolés, les habitants augmentent inconsciemment leur température de confort, d’où une perte de tout ou partie des gains théoriques. Un rapport en Allemagne de la fédération GdW, présenté à l’été dernier, a montré des résultats assez déprimants : malgré les sommes très importantes engagées dans la rénovation (plus de 340 Mds € entre 2010 et 2018), les économies générées n’ont été que de… 1 à 2 kWh par mètre carré et par an.
Même scénario pour le numérique : les progrès unitaires sont phénoménaux… mais l’augmentation des besoins (quantité de données générées, stockées, transmises…) encore plus, conduisant à une empreinte environnementale croissante. Ce phénomène n’est pas nouveau, la trajectoire technologique de l’humanité, depuis deux siècles, atteste que cette efficacité technologique, rapidement convertie en « efficacité économique » (baisse des prix), fait augmenter les volumes consommés, et donc la facture environnementale totale.
Maintenant que le constat est posé, que faut-il faire ?
Au lieu de rester fascinés devant les perspectives de l’innovation high-tech, l’idée pourrait être d’amorcer une démarche plus « low-tech », visant à l’économie de ressources, à la sobriété à la source, aux réflexions sur le juste besoin. Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais de faire preuve de « techno-discernement », de faire le tri pour utiliser les technologies – et donc les précieuses ressources qu’elles mobilisent – là où elles sont indispensables, ou là où elles apportent un avantage indiscutable.
Et pour la construction ?
D’abord, rechercher une sobriété d’usage en termes de confort thermique. Il serait bien plus rapide, efficace, bon marché, d’adapter nos habitudes et notre habillement en hiver, d’enfiler un pull et de poser un plaid sur ses genoux en télétravail ou au bureau, bref d’accepter collectivement de décaler notre référentiel de confort, que de l’appréhender seulement à travers le prisme du chauffage ou de l’isolation.
Il faut aussi réfléchir en amont pour atteindre une sobriété de construction, accepter de construire moins pour construire mieux. Pour cela, entre autres, remettre en cause nos besoins, dimensionner au plus juste, intensifier l’usage des lieux existants, réinvestir les surfaces vacantes… Et déployer tout l’arsenal nécessaire à la sobriété foncière (densification légère, surélévations, transformation des zones commerciales ou des bureaux en logements…) ; mais les métropoles et les villes – quelle que soit leur échelle – ne pourront pas atteindre, seules, le zéro artificialisation. La puissance publique devra accompagner le mouvement, en renonçant à l’attractivité des « villes-monde » – qui est en train de faire long feu, depuis la crise sanitaire – et en relançant une politique de la décentralisation.
1L’Âge des low tech (Seuil, 2014 ; Points, 2021), Le Bonheur était pour demain (Seuil, 2019).
9ème Congrès interNational du Bâtiment Durable « To build or not to build », il est encore temps de s’inscrire !